Marie-Claire Blais, lesbienne assumée, féministe et humaniste vient de mourir.

Photo David Boily Archives La Presse

Françoise, de la librairie Vigna à Nice, a accepté notre invitation à nous faire partager cette actualité littéraire et à nous faire découvrir ou re-découvrir une écrivaine québécoise à l’immense parcours.

 » Pour ce nouveau portrait d’autrice, je me suis laissée porter par l’actualité : Marie-Claire Blais formidable écrivaine québécoise vient de mourir, le 30 Novembre, à Key West où elle résidait. Lesbienne assumée, féministe, humaniste, elle laisse une œuvre considérable, réputée difficile, mais dont l’âpre beauté est à (re)découvrir absolument.

Marie-Claire Blais naît le 5 octobre 1939 à Québec, au sein d’une famille ouvrière. Étant l’aînée de cinq enfants, les longues études lui sont interdites. À 15 ans, elle doit quitter l’école − un établissement religieux catholique – pour travailler dans une biscuiterie. Déjà, elle vit pour l’écriture, et dès 1957 (ne calculez pas, elle a 18 ans), ses premiers poèmes sont publiés dans la revue Emourie lancée entre autres par Gilles Vigneault.

Parallèlement à son travail, elle suit des cours du soir à l’université Laval, où elle rencontre deux personnes dont le soutien s’avèrera décisif : Jeanne Lapointe (1915-2006), critique littéraire et professeure de littérature qui devient son mentor, et Georges-Henri Lévesque (1903-2000), dominicain et sociologue.

Elle a 20 ans quand elle publie son premier roman : La Belle Bête (1959). Elle y analyse avec lucidité les ressorts psychologiques d’une relation violente, pleine de haine et d’envie, entre une jeune femme laide et son frère, simple d’esprit mais si beau que l’on ne voit que lui. L’œuvre est jugée amorale, et malgré (ou en raison) du scandale, le texte sera diffusé en Europe. Paru chez Flammarion, il est couronné du Prix de la langue française décerné par l’Académie. Marie-Claire Blais s’impose dès lors comme écrivaine, et va au long des années développer son œuvre singulière.
À 23 ans, elle obtient une bourse de la Fondation Guggenheim et séjourne aux États-Unis, libre enfin d’écumer les bibliothèques. Elle y élit ses modèles : William Faulkner, Virginia Woolf, Flannery O’Connor… Là, elle rencontre le couple que forment la militante féministe Barbara Deming (1917-1984) et l’artiste Mary Meigs (1917-2002). Les trois femmes vivront ensemble pendant six ans. Puis Marie-Claire Blais et Mary Meigs poursuivront une relation à deux. C’est pendant ce séjour étasunien que Marie-Claire Blais écrit Une saison dans la vie d’Emmanuel, paru en 1965.
Croisant récit et poésie, Une saison dans la vie d’Emmanuel est le roman d’une famille nombreuse et dysfonctionnelle, dont Emmanuel est le seizième et dernier né. Pauvreté et lutte contre l’exclusion, prostitution, violence, homosexualité : les thèmes de prédilection de l’autrice sont là.
Encore un succès de scandale. Le livre reçoit le prix France-Québec. Publié en France chez Grasset, il décroche le prix Médicis en 1966, sans les voix de Sarraute ou de Robbe-Grillet.

Je me suis interrogée sur cette réticence des membres du nouveau roman à l’égard du livre de Marie-Claire Blais. On se souvient que Monique Wittig avait été couronnée elle aussi par le Médicis en 1964 pour L’opoponax, et qu’elle avait bénéficié, pour sa part, de l’appui enthousiaste des mêmes membres du nouveau roman. Au fond, je pense à un malentendu : cette famille très nombreuse, presque misérable, le poids de la religion, une des sœurs qui passe du mysticisme à la prostitution, deux des frères qui s’adonnent à la boisson et à la masturbation, tout cela a pu être lu de façon erronée comme un roman naturaliste. Alors que c’est une plongée picaresque dans le monde des marges auquel Marie-Claire Blais demeurera fidèle tout au long de son œuvre. En 1967, elle s’essaye au théâtre avec L’Exécution, qui sera jouée l’année suivante mais éditée seulement en 1970 ; l’histoire d’un meurtre perpétré par des collégiens contre l’un d’eux. Dans Manuscrits de Pauline Archange (1968), premier jalon d’un triptyque, Marie-Claire Blais décrit un prêtre dévoyé qui abuse des enfants « épluchés comme s’ils étaient des fruits », évocation masquée des viols qu’elle-même a subis dans sa jeunesse durant « quatre mois infernaux».

Le style de Marie-Claire Blais se reconnaît tout de suite. D’abord, il y a la ponctuation. Au fil des livres, les points se raréfient (jusqu’à disparaître par exemple dans Visions d’Anna, mélopée autant que monologue intérieur qui suit la narratrice au plus près). La prose de Marie-Claire Blais devient un fleuve de mots, une longue phrase hachée de virgules qui met le lecteur hors d’haleine. Ensuite, il y a le grand souffle des cycles romanesques, qui permettent la récurrence des personnages. (La littérature chorale est devenue sa signature et Soifs, par exemple compte 10 romans où l’on suit environ 200 personnages.) Il y a surtout une attention précise, empathique et humaniste, aux déchirements du monde, aux marginaux et aux exclus. L’écrivaine pourfend les conformismes et donne la parole aux minorités économiques, raciales ou sexuelles.

Comme plusieurs autrices lesbiennes (Yourcenar en tête), quand elle évoque l’homosexualité, Marie-Claire Blais parle plus volontiers des garçons. Ne soyez pas déçues, amies lectrices, c’est juste un déplacement pudique de l’objectif. Quand on l’écoute (il y a plusieurs entretiens disponibles sur YouTube par exemple), on est frappé par la passion et par la modestie de cette femme, éternelle jeune fille cachée sous une frange épaisse, dont l’œuvre sur six décennies n’a cessé d’explorer les différents cercles des enfers contemporains.

Alors n’hésitez pas, plongez !  » (Françoise Vigna)

En attendant Noël, la librairie sera ouverte tous les jours (sauf le dimanche 19 décembre), du mardi 14 décembre au vendredi 24 décembre, et toujours de 14h à 19h.Hors des sentiers battus, des livres à offrir, ou à vous offrir, du classique au plus décalé !
RV Librairie Vigna – 3 rue Delille à Nice