Quand Patricia Highsmith nous est contée…

Nous avons demandé à Françoise Vigna, de la librairie LGBT – 3 rue Delille à Nice – de compléter la séance de cinéma-débat organisée par l’association Les Culottées en partenariat avec la librairie Vigna, et le soutien du cinéma Mercury-Belmondo, le vendredi 8 juillet 2022 à Nice.

Merci à Françoise de nous offrir ses riches recherches sur cette autrice.



« Il y a quelques jours, grâce aux Culottées, nous avons pu voir le documentaire « Loving Highsmith », qui éclaire des aspects méconnus de la vie de la romancière. Des aspects lesbiens, principalement.

Vous connaissez certainement « Carol« , le roman d’amour lesbien de Patricia Highsmith, et/ou vous avez vu le film.

« Carol – les eaux dérobées » – ou « Le prix du sel », c’est le premier titre du livre -, est un texte tout à fait à part dans la production de Patricia Highsmith. Pas seulement parce qu’il n’y a aucune intrigue policière, mais aussi parce que c’est un roman qui finit bien. Et d’ailleurs cette fin heureuse en fait également un roman à part dans la production des romans lesbiens de l’époque. En effet, il y avait une production soutenue de romans lesbiens aux États-Unis dans les années 50 et 60 : les lesbian pulp fictions.

Les lesbian pulp fictions étaient lus par des messieurs qui trouvaient ça affriolant, et par les lesbiennes bien sûr, à qui ces livres permettaient de réaliser qu’elles n’étaient pas seules au monde. Ces livres, très populaires, étaient vendus dans les kiosques, les gares, les drugstores, à petit prix. Ce qui n’empêchait pas que « le fait de prendre le livre dans un rayon du drugstore et de se présenter avec ce livre au comptoir pour en régler l’achat était un geste difficile et effrayant pour la plupart des femmes », comme le souligne Joan Nestle (une des fondatrices des Lesbian Archives de Brooklyn), qui appelle ces pulps des « livres de survie ».

Les auteurs masculins de pulps lesbiens écrivent des histoires salaces, avec des protagonistes masculins, alors que les autrices, qui sont lesbiennes, mettent en scènes des femmes entre elles. Les éditeurs les laissent libres d’aborder tous les sujets, de toutes les manières qu’elles souhaitent, à condition que ça finisse mal, et que la morale soit sauve. Il s’agit d’échapper aux foudres de la censure. Marijane Meaker, que nous avons vue dans le documentaire, et qui a vécu deux ans de passion avec Patricia Highsmith, a écrit de nombreux pulps lesbiens, dont « Spring Fire » sous le nom de Vin Packer, considéré comme un des premiers textes du genre. Bien sûr, « Spring Fire » finit mal… Avant Carol, très peu de romans évoquant le lesbianisme proposent une fin heureuse. On peut citer « Torchlight to Valhalla » de Gale Wilhelm (1938) ou « Diana, a strange autobiography » de Diana Frederics (1939). Et c’est à peu près tout. Ce qui fait deux romans se finissant bien contre des dizaines d’autres qui se finissent mal, voire très mal…

« Carol, les eaux dérobées » est refusé par Harper, la maison d’édition de Patricia Highsmith qui venait d’y publier avec succès « L’inconnu du Nord Express » (immédiatement porté à l’écran par Alfred Hitchcock). Le livre paraît finalement chez Coward Mc Cann sous le pseudonyme de Claire Morgan en 1952. La version pulp (livre de poche à petit prix) sort l’année suivante et se vend à plus d’un million d’exemplaires. Claire Morgan devient une star chez les lesbiennes. Il faudra quand même attendre la réédition de 1989 pour que Patricia Highsmith accepte que le livre paraisse sous son nom.

À part « Carol – les eaux dérobées » qui est un roman d’amour, Patricia Highsmith a presque exclusivement écrit des intrigues policières, même si elle n’aimait pas beaucoup être classée dans la catégorie des auteurs de polars, qu’elle trouvait dévalorisante. C’est vrai qu’il ne s’agit jamais chez elle de savoir qui a tué, mais de comprendre les motivations psychologiques des personnages. Au point que certains critiques ont comparé son œuvre à celle de Dostoïevski.

Parmi ses nombreux titres, deux autres livres évoquent clairement l’homosexualité. En 1985 dans « Une créature de rêve », elle brosse le portrait d’une très jeune femme qui séduit hommes et femmes. Et son dernier opus, « Small g », a pour cadre un bar lgbt, point de rencontre d’une petite communauté queer en Suisse (il sera publié de façon posthume en 1995).

L’univers romanesque de Patricia Highsmith est pourtant presque toujours baigné d’un climat homosexuel. Mais il s’agit d’une homosexualité diffuse, refoulée, et qui concerne les personnages masculins. (Patricia Highsmith n’est pas exempte d’une certaine misogynie dans ses descriptions des personnages féminins. Elle méprise les femmes au foyer, et en gros toutes les femmes qui construisent leur existence autour des hommes.)

Dès « L’inconnu du Nord Express », son premier roman (1950), un rapport de séduction ambigu s’installe entre les deux personnages masculins. Mal mariés, ces deux hommes qui se rencontrent dans un train font le pacte de tuer chacun la femme de l’autre, et le dégoût des femmes à tuer répond à une attirance mutuelle. Et puis il y a Tom Ripley, son héros récurrent. Tom Ripley, est bisexuel pour le moins, même si ce n’est que suggéré. Et Tom Ripley va accompagner son autrice pendant près de 40 ans, sur 5 romans, le premier en 1955, le dernier en 1991. Dans « Monsieur Ripley », qui introduit le personnage, Tom Ripley souhaite plus que tout prendre la place de son séduisant ami, plus doué et surtout plus riche que lui. Pour y parvenir, il le tue. Et ne sera pas puni pour ce crime.

C’est une autre constante des romans de Patricia Highsmith. La morale n’est jamais sauve. Il n’y a pas forcément de châtiment aux crimes, même si le sentiment de culpabilité n’est pas absent, loin de là.

Amoralité et culpabilité, le mélange est troublant, et provoque une sorte de malaise à la lecture, malaise que ses fervents admirateurs trouvent délicieux bien sûr. Ne peut-on pas voir ce rapport entre l’amoralité des histoires et la culpabilité qui hante les personnages comme une transposition de ce que l’autrice a ressenti par rapport à sa propre sexualité vécue comme déviante ? (Toutefois, « Small g », son dernier livre, moins sombre que les précédents, présente une vision réconciliée de son rapport à l’homosexualité.)

En conclusion, je voudrais revenir sur la question de la vie privée des auteurs et autrices.

CertainEs pensent que cela ne doit pas intervenir dans la lecture de l’œuvre. Pourtant lorsque des éléments biographiques sont tus ou minimisés, on finit par ne plus comprendre les évidences.

Patricia Highsmith était lesbienne, c’est une clé indispensable pour entrer dans son univers ! »

Françoise,

Librairie Vigna – 3 rue Delille à Nice. Contact : 06 07 70 61 84